L'heure de l'appel

Bonjour à vous qui lisez ces mémoires. Mon nom est Henry Ritter. Je suis chercheur en science humaine et sociale à l’université de Nantes. Autant vous le dire tout de suite. Je ne crois pas aux fantômes, aux esprits et autres balivernes. Je reconnais bien sûr, que la science ne peut pas tout expliquer. Ce que la science ignore, selon moi, la théologie en fait son comble. Je précise que je ne fais pas ici profession de foi. J’indique cela simplement pour vous situer ma personne et vous inviter à me croire lorsque je vous dis que je laisse au doute une place de choix dans ma réflexion.

Très récemment, j’ai été pris de passion pour le mouvement zététique et leurs « art de douter ». Cela a commencé, comme toutes les histoires de nos jours, dans les méandres d’internet. De vidéos en vidéos, j’explorais la toile et m’enfonçait en même temps que le jour dans ses profondeurs. Au bout d’un nombre immémorable de clic, j’ai arpenté les tréfonds, là où aucune vidéo ne voit plus la lumière. Devant mes yeux, des heures et des heures de propagande brutale et expiatoire dénonçant, et c’était le plus drôle si j’ose dire, les actions d’un diable humanisé et ses odieux desseins. Il en allait des psychoses les plus folles, d’une où l’on faisait coucher les vierges avec des archanges-reptiliens déchus pour engendrer une espèce d’antéchrist en substance, et d’autres contant comment l’on empoisonnait l’air à l’aide d’un matériau aux origines extracorporelles afin de permettre à tous les êtres vivants de traverser la 7ème dimension et survivre à la destruction programmé de notre planète. Les interrogations fusaient. Je ne pouvais croire à toutes ces théories farfelus. Mais certains passages des vidéos m’intriguait, de rendait incertain, me faisait amorcer un processus intérieur de remise en question.

Je parlais de ces théories avec un ami, le Professeur Ivan Orlov, un linguiste réputé et amateur de mythes et de civilisations oubliés et il me mit en garde aussitôt contre les dangers d’internet. Il ne parla pas tout de suite de zététique. Il commença d’abord par m’apprendre méthodiquement comment discerner le vrai du faux en ligne, en remontant à la source, en faisant des recherches par images, en croisant les liens, en prenant toutes informations comme « à prouver » et non « à faire approuver ». Il avait à peine commencé la longue leçon qui allait suivre que je lui demandais déjà où il avait appris tout cela. C’est alors qu’il me fit découvrir la zététique. Contrairement au scepticisme ordinaire pour lequel j’ai toujours eu une certaine aversion, la zététique ne s’attaquait pas en vain aux croyants et aux religions. Elle se concentrait sur les faits réfutables. Ses praticiens conduisaient des expérimentations sur la voyance, l’astrologie, en bref, il s’attaquait à expérimenter dans les domaines les plus controverses de la société afin de faire avancer la recherche mais surtout de résoudre leurs doutes ou, du moins, les amoindrir. Cela me convenait parfaitement. Le simple fait de pouvoir démontrer à ma sœur et à son sot de mari la bêtise de leurs ridicules horoscopes m’aurait convaincu. Mais c’est bien la perspective de rencontrer une situation étrangère, nouvelle, véritablement révélatrice, qui me fit prendre la discipline en passion.

Si j’avais sût ce dans quoi j’allais m’embarquer, je me serais bien gardé de continuer cette voie au-delà du délire passager. Mais j’ai toujours été ailleurs lorsque mon cerveau, par impulsion, m’envoyait des problèmes à résoudre comme si j’étais le seul sur terre qui aurait pût les comprendre, voir même les apercevoir. J’étais toujours inconscient du danger jusqu’au précipice, comme lorsque petit, je courrais les yeux fermé pour mieux savourer l’inconnu.

Alors que je commentais une énième vidéo, démontant lien par lien le contenu d’un pseudo-reportage sur les espions de IV Reich, je tombais sur un étrange personnage. Dans l’espace dédié aux commentaires, un internaute du nom de « Ernest O » répondit à ma courte diatribe.

« Alors vous pensez que vous savez tout ? Je pourrais vous montrer quelque chose que vous n’avez jamais vu. »

Ce n’était pour moi qu’un simple troll, aussi je ne répondis pas. Seulement, une heure plus tard, je reçu sur les réseaux sociaux, une demande d’ami de sa part. Etrange. Je me dis que ce devais être un stalker, pour m’avoir retrouvé aussi vite mais n’étant pas une vedette de cinéma, je l’acceptais, me disant que je le bloquerais si d’aventures, il me faisait quelques farces.

Il estompa de suite ma crainte du « hacker véhément » en me rappelant que mon pseudo sur YouTube était le même que sur les réseaux sociaux. C’était mon nom : Henry Ritter. Cela me fit me sentir mal à l’aise de mes suspicions et c’est sans doute cela qui me poussa à aller plus loin dans la conversation. Il me dit que s’il me contactait, c’est parce qu’il avait plusieurs fois vu mes commentaires sur d’autres vidéos. Il se nommait Ernest Oliver Adamiak. Il était franco-polonais et son profil semblait tout ce qu’il y a de plus normal. Il avait même un chat. Il y avait peu de photographie de lui mais il ne semblait pas du genre à en faire. Après quelques échanges sur nos identités respectives, qui nous valut de ne nous trouver aucun point commun à part notre fascination pour internet, il me réitéra son offre.

« Internet, c’est pas la vrai vie. Si je vous montre une vidéo, vous ne croirez jamais à rien. C’est pour ça que je ne vais pas m’étendre là-dessus sur internet. Mais si je vous le montre en vrai, là, vous allez m’aider, vous n’aurez pas le choix parce que vous l’aurez vu. »

Je répondais.

« Vous aider pour quoi ? »

« Il faut que je vous montre, je ne peux pas vous expliquer comme ça. »

« Et pourquoi moi ? »

« J’en sais rien, j’habite à la campagne, je ne connais pas grand monde. Je vous ai vu démonter des vidéos plusieurs fois. Et vous avez raison la plupart du temps. C’est rien que des conneries sur internet. Mais pas là. »

« Faites-moi confiance et montrez-moi ce que vous voulez me montrer, juste une photo. »

« Je ne peux pas le photographier. Ça n’apparait pas sur la photo… Vous ne pouvez pas comprendre, je vous assure. J’ai essayé d’expliquer à quelqu’un déjà mais il n’a plus répondu après ça. Il a dût me prendre pour un troll. Je me serais moi-même pris pour un troll. »

« A qui en avez-vous parlé ? »

« A un gars du pseudo : Ervin Hill. C’était un prof comme vous. « Ervin Willstein, du pôle scientifique de l’université de Strasbourg. » Il ne me répond plus. Il m’a carrément bloqué. Je vous le dis : soit je vous montre, sois laissez tomber. »

« Et qui me dit que ce n’est pas un genre de traquenard pour me voler ? »

« J’en sais rien ! Venez sans argent, je sais pas ! Bon, je dois vous laissez. J’habite à Jasseron dans l’Ain. Si vous décidez de venir, je vous héberge et je vous prends à la gare. Vous pouvez même venir avec quelqu’un si vous voulez, seulement dites le moi à l’avance. J’aimerais vraiment que vous veniez. J’ai mis beaucoup de temps à trouver quelqu’un d’aussi intelligent et réputé qu’Ervin et je ne voudrais pas vous ratez ? Vous comprenez ?  »

La flatterie ne me passait pas complètement à côté. Son histoire m’intriguait au plus haut point. Cependant je n’allais pas partir dès ce soir après un bête échange à 2 heure et demi du matin. Je lui répondis :

« Je réfléchis à votre proposition et je dis ce que j’en pense. Cela m’obligerait à poser un congé et je préfère ne rien promettre. »

« Ne vous pressez pas. Je travaille de chez moi, sur l’ordinateur, je suis toujours connecté à la maison. Dès que vous voulez venir, vous me contacter. Mais n’attendez pas trop longtemps quand même, elle pourrait disparaitre du jour au lendemain et vous n’auriez plus rien à voir. Bonne soirée ! »

Se déconnecter après une telle phrase. J’aurais pût étrangler mon écran. Cette fois, il m’avait eu. Comme un parasite informel, son mystère, « elle », « qu’on ne peut pas prendre en photo ou en vidéo », irriguait mon cerveau avant d’y verser les flots des suppositions sans fondement. Une cascade de question me venait à l’esprit et c’est à peine si je fermais l’œil de la nuit.

Le matin, je ne fis pas un geste sans maudire Ernest. J’étais si distrait que j’en brulais mes œufs et que je manquais de chuter dans ma salle de bain. Après une demi-journée de cours, si l’on peut appeler cela des cours vu mon état, je décidais qu’il fallait que j’en sache plus. J’étais si impatient que je ne pris pas la peine de recontacter Ernest sur Internet et que je tentais de rentrer directement en contact avec Ervin Willstein, le professeur dont il m’avait parlé, afin que lui me dise qu’elles étaient, au moins, les grandes lignes du fameux mystère.

Je téléphonais donc à l’université de Strasbourg. La secrétaire me reçut gracieusement en raison de ma position de chercheur. A la mention du nom d’Ervin, la secrétaire sembla troublée.

« Ecoutez monsieur, le professeur Willstein ne travaille plus actuellement à l’université. Il a pris un congé indéterminé. Je peux vous passer le responsable de son secteur, si vous voulez en savoir plus sur les recherches qu’il menait. »

« Avec plaisir mademoiselle. »

Le responsable du pôle scientifique m’expliqua comment, il y a 6 mois de cela, Ervin avait claqué la porte de l’académie, avant de disparaitre purement et simplement. D’après lui, Ervin, qui était un grand adepte de métaphysique, semblait obnubilé par quelque chose. Il dessinait sans cesse des spirales sur ses cahiers et expliquait comment celle-ci représentaient, à leurs façons, notre réalité. Une fois, il quitta sa classe en courant comme si le diable était à ses trousses avant de s’enfermer pour quelques minutes dans les toilettes. Puis il était revenu et avait continué son cours comme si de rien n’était. Pour s’expliquer, il avait dit à son responsable : « J’ai pensé que j’étais dans un rêve. Je suis allé dans les toilettes pour me passer de l’eau. » Le responsable lui proposa un congé, qu’il refusa par professionnalisme… Avant de quitter subitement l’établissement, sans aucune explication trois semaines plus tard. Ni lui, ni aucun de ses collègues ne lui avait plus reparlé. Il avait même quitté les réseaux sociaux. Ceux qui ne l’aimait pas trop jasait qu’il avait rejoint une secte. D’autres ne manquait pas de dénoncer les conditions de travail, à leurs dires éprouvantes, de l’établissement et parlait d’une crise de nerf, d’un burnout.

Je me gardais consciencieusement de parler d’Ernest O et de ses mystérieuses révélations, autant pour m’éviter un éventuel discrédit que pour me convaincre moi-même que ces deux faits n’avaient rien à voir l’un avec l’autre, et raccrochait le téléphone sans oublier aucune des politesses d’usage.

Ainsi, ce coup de fil qui devait me libérer de ma maladie curieuse ne fit qu’en attiser la fièvre et, directement après ma journée de travail, je retournais chez moi et m’asseyais face à mon ordinateur pour contacter Ernest O.

« Ernest O ? »

« Oui ? »

« Le professeur Willstein. Il a disparu. »

« Vous l’avez contacté ! Je vous avais dit de ne pas entendre l’explication ! »

« Il a disparu, je vous dis. »

« Vraiment ? »

« Ses collègues disent qu’il a fait une crise de nerf. »

« Je ne crois pas que ce soit ça. »

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous savez quelque chose ? »

« Non, pas du tout… Mais ça a peut-être un rapport. Peut-être qu’il m’a cru finalement. »

« Cru quoi ? »

« Je ne peux pas vous expliquer. Même si je voulais. Vous devez venir. »

A ce moment-là, j’ai failli tout abandonner. C’était beaucoup trop pour moi. Une disparition. Quelque chose de si spécial qu’il était impossible d’expliquer. A ce moment, je ne voulais qu’une chose, m’allonger et oublier au plus vite cette histoire.

« Vous êtes là ? »

J’étais parti dans le vague pendant 5 bonnes minutes sans donner de réponse. Je me réveillais de ma torpeur, et, comme un soldat, par une mécanique habitude, je répondis :

« Oui, je réfléchissais. »

« Ne vous cassez pas la tête à chercher de quoi il s’agit. De toute façon, vous ne trouverez pas ou vous ne seriez pas sûr. Venez ! Il vous suffit de venir et je vous montre. »

« Très bien. Dans deux semaines. J’arriverais le 3, samedi, l’après-midi, et je repartirais le dimanche. »

« Génial ! Vous avez bien fait ! Vous allez être stupéfait ! Samedi 3 ! »

« Samedi 3. »

Je me déconnectais et regrettais déjà ma décision. J’avais été pris par le fil de la conversation et n’avait pas pût éviter de dire « oui ». Je me posais sérieusement la question de mon appétit pour les intrigues et, pour m’oublier un peu, je fini ma soirée avec une comédie débile dont les américains ont le secret.

Quelques jours plus tard, alors que j’avais déjà pris mon congé et réservé mon train, il advint un évènement étrange dont je ne sais dire s’il est ou non lié à cette histoire. Dans la mesure où cela participera, au moins à vous faire comprendre mon état d’esprit lors de la suite de ce récit, je vais également vous rapportez ces faits. Peut-être ferez-vous là-dessus des conjectures qui vous éclaireront mieux que moi.

Alors que je donnais un cours sur l’histoire des circuits imprimés et tentait d’expliquer à des élèves essentiellement préoccupé par leurs texto et leurs nouvelles séries télévisés comment Albert Hanson et sa paraffine avaient donnés le ton du 21ème siècle et permis l’existence de leurs joujou électroniques, quelqu’un frappa à la porte de la classe. C’était un jeune homme, la vingtaine, étudiant à l’université. Quelqu’un lui avait donné vingt euros pour qu’il me remette une lettre que je pris avant de le voir détaler. Mes élèves sifflèrent bruyamment et s’agitait en riant, pensant à mes aventures érotiques. Seulement, je n’avais plus de petite amie depuis longtemps, et je doutais qu’il s’agisse d’une quelconque bonne nouvelle. Elles n’arrivent jamais par enveloppe. On est toujours trop heureux d’annoncer une grande chose pour se priver de la dire en personne. Pourtant je décidais, afin de ne pas plomber l’ambiance, de jouer le jeu. Mes étudiants se turent afin d’aménager un suspense alors que j’ouvrais doucement la lettre sans manquer de les faire rire en feintant mon air le plus timide.

A l’intérieur, ce n’était pas une lettre, mais une photocopie. C’était l’image d’une petite stèle, d’apparence ancienne, sur laquelle était gravé un texte indéchiffrable, au lettrage peu conventionnel. A l’arrière, il y avait un mot bref.

« Pour le professeur Ritter. Un ami. »

Quel ami pouvait bien m’envoyer une telle image ! Je n’en connaissais qu’un et m’en allait l’interroger dès que mon cour fût fini.

Ivan Orlov, comme à son habitude, était penché sur de vieux livres, lorgnant des séries de symboles en se tordant le dos, et griffonnant des notes sur ses cahiers. Son bureau était caverneux, endroit idéal pour la mentalité troglodyte du vieux professeur. Après l’avoir salué, je lui tendis l’image comme on tend une farce avec l’attente d’un rire. Il n’en fut rien. Orlov leva les yeux sur l’image, la regarda brièvement, me demanda d’abord du regard s’il pouvait la prendre puis de la bouche ce dont il s’agissait et pourquoi je lui tendais la chose si brusquement.

« Je croyais que c’était toi qui m’avait envoyé ça. Tu peux me dire ce que c’est ? »

Ivan me regarda en souriant comme s’il était impossible qu’il ne sache pas quelque chose. Il regarda à nouveau l’image avec attention. Son regard se fixa et un froncement apparu entre ses sourcils.

« Ces symboles, c’est troublant, ils me disent rien. J’espère que tu n’as pas été cherché ça sur internet. »

« Quelqu’un me l’a envoyé, je t’ai dit. »

Il paraissait hésitant.

« La stèle est sans doute égyptienne. Ce n’en est pas une connue en tout cas. Je pense, vu son aspect simpliste, que c’est une stèle frontière. Les égyptiens les utilisaient pour démarquer leurs territoires de celui de leurs voisins. Seulement, les symboles ici, ce ne sont pas des hiéroglyphes. J’en ai jamais vu des comme ça. Il y a pourtant l’air d’avoir une cohérence. Tu vois ici et ici, ces motifs se répètent plusieurs fois, et ceux-là aussi. Il y a même un genre de ponctuation avec ces petites spirales en-dessous des symboles. »

« Tu pourrais traduire ? »

« Aucune chance. Je peux peut être faire des recherches pour voir si je trouve quelque chose. »

« Fais-le s’il te plait. »

« Dans le doute, je demanderais à mon fils si l’image est truqué. C’est un expert en faux. Ne le dis à personne mais je crois qu’il vend des faux diplômes sur le web. »

« Au moins, il gagne sa vie. »

Je quittais le bureau d’Orlov après qu’il ait scanné l’image. Sur le chemin du retour, je lorgnais les symboles, tentant vainement d’en recevoir un quelconque message. Il y avait bien des spirales, qui se répétait comme l’avait indiquait le vieux chercheur. Un symbole consistait en trois « i » sans point surmontés d’un trait vertical. Un autre ressemblait à un « w » à la verticale. Il y avait parfois des espèces de gribouillis, des amas informes de traits se chevauchant les uns les autres. Certains se ressemblaient, d’autres n’avaient rien à voir. J’avais beau chercher, je n’en tirais rien de cohérent. Tentant une vieille méthode de mon oncle écrivain, je pris le premier et le dernier symbole de la stèle et les reproduit sur mon cahier, à prenant soin de conserver leurs espacements. En se concentrant uniquement sur le premier et le dernier mot d’un livre, un auteur aguerrit peut deviner l’intégralité des développements possibles d’un texte. Il ne s’agit pas d’avoir une vision précise mais bien une formulation abstraite et purement subjective. Et à partir de ce ressentit, il est possible d’atteindre le sujet instinctivement, d’avoir une sortes de vision intellectuelle du potentiel contenu dans le texte. C’est du moins ce dont était convaincu mon oncle. Il était tard, et je n’avais aucune meilleure idée.

J’arrivais déjà chez moi et je m’installais sur mon fauteuil afin d’être détendu. Il fallait que je me calme complètement pour pouvoir obtenir un résultat de cette technique quasi-méditative. En sirotant un fond de verre de gin, je contemplais les courbes des deux symboles qu’il me faudrait mémoriser et visualiser. Je devais tenter de les connaitre comme je connaissais ma propre mère, depuis toujours, et explorer mentalement tous les sens qui y étaient contenus.

Le problème, c’est que le premier ne ressemblait à rien. On aurait dit que l’artisan eut d’abord écrit quelque chose de normal, un symbole simple, puis raturé la pierre au burin violement sans se soucié d’y donner un quelconque sens. Je pouvais apercevoir sur le caractère plusieurs grands traits, se chevauchants vulgairement dans un amas de lignes et de courbes croisées. Il y avait une espèce de croix chrétienne qui semblait servir de base au tout. J’eu un frisson, bien que je ne sois pas catholique. Trois traits vaguement parallèles et inégaux croisait en diagonales la tige basse de la croix. Et par-dessus le tout, dans les quatre angles, des lignes brisés grossièrement taillés, sans aucune cohérence entre elles. Ça ne m’inspirait rien de particulier.

Le deuxième symbole était beaucoup plus propre. Il avait été fait méticuleusement, comme si l’on avait tracé le même parcours plusieurs fois et limé les bords pour rendre le tout plus lisse. Je me souviens avoir eu l’impression qu’il me regardait, qu’il me fixait. Cela avait à voir avec sa forme. D’abord il y avait cette longue spirale qui allait dans les sens inverses des aiguilles d’une montre avant de terminer sa course vers le haut, comme une ligne disparaissant dans l’indéfini. Puis au-dessus de spirale, deux petits cercles. Ce sont eux que j’ai pris pour des yeux. Ils étaient en haut à gauche et en haut à droite de la spirale, séparés par une espèce de V mal dessiné. L’ensemble évoquait clairement un visage, une figure démentielle, qui avancerait en plein jour, masqué par une forme trop trouble pour être appréhendée.

Je fermais les yeux et pris mon temps pour bien visualiser les deux symboles. Encore aujourd’hui, je ne parviens pas à me souvenir avoir trouvé quoi que ce soit. Je me suis endormi, sans m’en rendre compte, tout habillé dans mon fauteuil.

Là, je fus accueilli par des rêves étranges, des visions aussi psychédéliques que macabres. L’endroit où je m’endormais semblait basculer brusquement dans l’intangible. Le sol disparaissait et je m’enfonçais dans une sorte d’« ailleurs » en même temps que ce qu’il y avait autour de moi. Ma maison entière sombrait, comme un galion engloutit par les flots dévorant d’une mer agitée. Je voulais absolument m’agripper à quelque chose, mais les amas de couleur informe autour de moi se dissolvaient à mon contact. Il y avait des créatures étranges, comme des ombres mouvantes. J’entendais leurs voies tailladées et grésillantes. Le vacarme de leurs innombrables chuchotis qui se chevauchait dans mon esprit me faisait paniquer et chercher en vain de tout coté. Dans les étendus chaotiques où je plongeais, je voyais des rivières où l’eau ne coulait pas. A la place, il y avait du vide. Un vide pénétrant aux couleurs insensés qui provoquait en moi d’insoutenables sensations de vertiges. Pendant une seconde, je cru voir la figure du symbole, un être gigantesque et hideux, qui me regardait depuis l’extérieur et l’intérieur de ce chaos dénué de sens. D’étranges membranes, au niveau de sa bouche, comme de longs lierres grimpants d’aspects et de textures cadavériques, s’enroulait autour de mon corps et se refermait lentement sur moi, jusqu’à ce que, dans mon propre rêve, je m’évanouie de terreur.

Cette vision brutale mit fin à ma nuit. Je prétextais d’être malade aux ressources humaines de mon université et décidait de passer la journée avec un de mes amis, William Bartney, un saxophoniste. Nous avons bu, manger et rit toute la journée. J’avais besoin de penser à autre chose. Mais je n’y parvenais pas. Une journée d’oubli et votre réalité vous retombe dessus, plus forte que jamais.

Je rentrais à peine chez-moi que mon téléphone se mit à sonner. C’était le professeur Orlov. Il semblait en joie.

« Henry ! Henry ? Allo ? »

Je n’étais pas vraiment prêt à lui répondre. J’hésitais à parler avec lui de ce que j’avais vu dans mon rêve. Ce simple souvenir me torturait. Il m’est impossible, encore aujourd’hui, de savoir si cette vision n’était pas seulement induite par mon propre bourrage de crâne et mon obsession à vouloir toujours tout connaitre, jusqu’à créer pour moi-même une dimension incalculable, une psychose auto-induite. Néanmoins, par politesse, je répondis à Orlov. Je pensais abréger la conversation. Je me disais que, de toute façon, il me dirait que la photocopie était un faux et que tout cela n’était que les délires d’un mauvais plaisantin. Il n’en fut rien.

« Oui Orlov ? »

« Qu’est-ce qui t’arrive ? »

« Non rien, j’ai bu un peu, c’est pour ça. »

« On s’en fiche. La stèle. C’est une vraie. »

« Et comment tu le sais ? »

« Mon fils pense que la photo n’est pas truqué. Je ne le croyais pas, j’ai insisté et nous sommes allés ensemble voir un ami à lui, un truqueur professionnel, qui a confirmé. Il a passé la feuille dans un logiciel qui a aussi dit qu’apparemment, c’est photo n’est pas retouchée. La pierre existe vraiment ! »

« La pierre est peut-être fausse. »

« J’y ai pensé, qu’est-ce que tu crois. Et bien, figure toi que je ne pense pas ! J’ai fait des recherches avec les collègues de l’université. C’est bien une stèle frontière. Elle est très similaire aux stèles de Sesostris III. Il n’y a que l’écriture qui est différente. Les marques de burin laissent à penser que son état correspond aux dates de l’ancienne Egypte. Un peu plus de 2000 ans avant Jésus. Tu sais toujours pas qui t’a envoyé ça ? »

« Aucune idée. »

« Il voulait peut être vendre la pierre au marché noir, mais t’en donner une copie pour que l’université l’étudie. »

« Etudier quoi ? On ne peut pas la dater avec certitude comme ça non ? Tant qu’on ne la voit pas, on ne peut pas être certain qu’elle existe. »

« L’écriture Henry. »

J’eu un coup de froid. Mes poils s’hérissaient d’instinct. Comme si mon propre corps savait quelque chose que mon mental ignorait. Je décidais d’oublier complément ce dont j’avais rêvé. Et répondit nonchalamment :

« Quoi l’écriture ? »

« Et bien, avec tout ça, je voulais savoir ce qu’il y avait écrit sur la pierre. J’ai donc retranscrit les caractères. Y en avait certains qui était vraiment étrange. »

« Tu as réussi à traduire ? »

« Non. Mais j’ai recoupé avec deux origines possibles. Il y a deux stèles similaires. L’une a été volée en 1921, au musée national de Tokyo, mais il reste une photographie… »

« C’est la même ? »

« Non, rien à voir, celle qui a disparu était taillée différemment. A la mode locale disons. Par contre les caractères correspondent. L’agencement est différent. Tu verras, je t’envoie les photos par mail après. »

« Et l’autre ? »

« L’autre a été trouvée à Tahiti, à proximité du lac Vaihiria. Un genre de stèle, pareil. Avec la même écriture. Elle est toujours au musée de Tahiti et des îles à Panaauia. J’ai téléphoné pour savoir s’ils avaient fait des recherches sur les symboles. Ils m’ont dit qu’un anthropologue d’une l’université locale avait essayé dans les années 2000 mais qu’il avait abandonné. Il ne devait pas avoir internet et il n’a pas dut faire le rapprochement avec les autres stèles. »

« Ils l’ont toujours ? »

« Elle traine dans leurs réserves depuis. Ils ne vont pas exposer un objet dont ils ne sont pas capables de connaitre l’origine. Même un petit musée essaie de se préserver une réputation. »

« A ton avis alors ? C’est quoi le rapport entre les stèles ? »

« Je ne peux faire que des théories. C’est peut-être un peuple nomade, inconnu, qui aurait traversé plusieurs civilisations et répandu sa culture comme il pouvait. Ils étaient peut-être indésirables, ce qui expliquerait qu’il n’y ait quasiment aucunes traces d’eux dans l’histoire. Ou alors, il pourrait s’agir d’une espèce de code commun à tous les peuples. Un genre de langage commun totalement oublié aujourd’hui. Peut-être celui d’un culte ou d’une secte, répandu à travers le monde à l’époque… Comme je t’ai dit, je ne sais pas vraiment. Je vais essayer de traduire le texte, en recoupant les différents symboles des stèles. Passe me voir si tu as du nouveau. Sérieusement Henry. Ça pourrait être la découverte du siècle. Ce n’est pas le moment de boire. »

« Merci Orlov. Je te tiens au courant. »

Je raccrochais puis laissais pendre mon bras le long de mon corps. J’allais sur mon ordinateur, pour voir les fameuses autres stèles. J’avais du mal à me connecter sur ma boite mail. J’atteins enfin les photos, après avoir relancé plusieurs fois mon navigateur.

C’était la même écriture, c’était certains. Je me rappelle avoir tremblé lorsque j’ai réalisé que, sur chacune des stèles, le dernier symbole était le même. Exactement le même, toujours parfaitement taillé comparé au reste. Je revoyais la silhouette de la créature dans mon esprit et sentais ses membranes se frôler subtilement. Je me levais brusquement de ma chaise pour faire les cents pas.

Je dormi très mal cette nuit-là. Mais ne fit aucun rêve. Un sommeil profond. Inébranlable. Je me réveillais en retard. Durant la journée, je me rappelais que ce week-end, j’allais voir ce fameux Phillip O. J’ai failli annuler. Mais l’idée de cumuler deux mystères non-résolus dans mon cerveau hyperactif m’en empêcha. J’essayais de faire un rapprochement entre les deux, mais cela m’effrayait encore plus, aussi j’abandonnais rapidement. Me dire que ce pouvait être Ervin Willstein, le professeur disparu, qui m’envoyait cet étrange photographie me glaçait d’incompréhension.

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Dans le train pour Bourg-En-Bresse, la gare la plus proche de Jasseron, le patelin où résidait mon hôte, je dormais. Les mouvements du train me berçaient et je rattrapais les nuits précédentes. Mais dès que j’ouvris les yeux, à la vue du panneau indiquant le nom de la gare, je me souviens avoir été soudainement angoissé. Quelque chose m’inquiétait et je ne savais quoi. Mon cœur battait rapidement, sans raison. L’idée que j’étais trop curieux résonnait dans ma tête et se faufilait jusqu’à mes lèvres pour me le faire chuchoter doucement. Comme pour me forcer à me calmer par une action primaire, j’attrapais d’un mouvement reptilien ma petite valise de voyage et me frayais un passage hors du train, bousculant sans excuse les passagers trop lent pour moi.

Ernest Oliver m’attendait avec un large sourire devant la gare, à côté de son auto, une belle berline, aux courbes franches, un peu usée par le temps et le manque d’entretien. Il était un peu plus petit que moi, qui suis de taille moyenne, et était habillé simplement. Des chaussures de ville, un pantalon noir et une chemise sans cravate. Presque comme moi. Par contre, à la place de ma veste en tweed, il portait un genre de sweat-shirt gris à fermeture éclair, équipé d’une capuche. Il avait quelques tâches de terre sur ses chaussures et ne semblait pas à l’aise dans ses vêtements. Il avait visiblement fait un effort pour recevoir son invité. L’aspect chétif du personnage me rassura, il n’aurait pas fait un bon malfrat, et je m’élançais, la main la première.

« Bonjour. Vous devez être Ernest ? »

Il attrapa ma main et la sera vigoureusement. Il avait les yeux vairons, une dissymétrie amusante sur un visage sincère. Il parlait avec un ton sympathique et avait le timbre franc et accueillant.

« Bonjour ! C’est incroyable comme on se reconnait tout de suite, maintenant avec les réseaux sociaux. »

« C’est vrai, oui. Il y a moins de surprise. »

« Ahah ! »

A ma remarque, il me regarda avec un sourire amusé et complice avant de répondre.

« Vous allez voir ce que vous allez voir ! »

Je passais un agréable moment avec lui sur la route de Jasseron. Pendant des dizaines de kilomètres, il me racontait histoire sur histoire. Des histoires banales, mais amusantes. Des ragots grivois des environs et des anecdotes sur lui et son entourage. Nous fîmes même une pose dans une station essence qu’il connaissait pour saluer un de ses amis et boire un rapide café. J’appris qu’il était informaticien. Enfin, pas vraiment. Ce n’était pas un spécialiste du code où quelque chose du genre. Mais comme il le disait, il avait « appris à maitriser les outils », et se faisait une petite fortune en générant des Bitcoins, une monnaie électronique dont la valeur avait été multiplié par cent ces dernières années. Il n’avait pas grand-chose à faire, aussi, il écumait internet et passait son temps à lire et regarder des films. Je me souviens avoir remarqué sur sa peau, une légère pâleur, celle d’un être nocturne. Sur le moment, je me dis que cela correspondait avec son activité de geek. Il m’apprit, par exemple, l’existence du Darkweb, sortes d’internet caché où l’on vend tout et n’importe quoi. Lorsqu’il comprit que je me moquais qu’il fume, il sorti son paquet de cigarette et en alluma une. Il fumait beaucoup. Mais malgré tous nos échanges, impossible de lui tirer les vers du nez. Lorsque j’abordais le mystère, il se contentait de me lancer un regard signifiant : « Tu verras bien. »

Nous arrivâmes chez lui, à la bordure de Jasseron. Vu de l’extérieur l’endroit ne semblait pas correspondre à la richesse matérielle à laquelle il prétendait. C’était une maison rectangulaire et modeste au bord de la forêt, sur le chemin du canton, au nord-ouest de la ville. La demeure était petite, deux étages et un garage tout au plus, mais le terrain était plutôt grand. Il était complètement vague et la pelouse, mal entretenue, donnait, après une maigre clôture, directement sur les bois. Nous étions au début de l’automne et les feuilles tombaient ponctuellement, s’accumulant lentement mais surement en plusieurs petits tas de taille modeste. Je sortais pour lui ouvrir le portail et il gara la voiture directement sur la pelouse, sans ouvrir le garage. Lorsque je me moquais de l’état de son jardin, il me regarda curieusement et me dit que je comprendrais bientôt pourquoi il ne plantait rien pour l’instant. Il y eu, entre nous, un court silence puis il donna un tour de clef et me fit pénétrer le premier chez lui.

J’aurais dût le deviner avec toutes les antennes et le bric-à-brac sur le toit. L’intérieur n’avait rien à voir et ressemblait à une véritable brocante informatique. C’était un véritable amoncèlement d’ordinateurs, de tours et d’écrans, ancien ou récent, tous programmés, selon les dire de mon hôte, pour « farmer des bitcoins ». On entendait constamment les ronronnements des machines et cela me fatigua rapidement. Il m’expliquait qu’il s’était installé ici pour deux raisons. La première, c’est qu’avec son activité, il passait beaucoup de temps devant les écrans, et, pour compenser ces excès nocturnes, il se forçait à sortir régulièrement en forêt. La deuxième était qu’il avait un bon ami à la poste de Jasseron.

Il me fit passer à l’étage à ma demande avant que nous ne puissions visiter le garage. A ma grande satisfaction, s’y était beaucoup plus calme. Afin de ne pas entendre les machines, il avait totalement insonorisé le dessus de la maison. Tout de suite en montant, à gauche et à droite, il y avait des portes pour deux chambres et il m’indiqua la mienne. J’y posais rapidement ma valise et le suivi dans un court couloir en direction d’un petit salon aménagé qui donnait sur ce qui semblait être, au fond, une salle de bain dont la porte était fermée. Il y avait deux canapés qui se faisaient presque face, tous deux agencés pour faire face à demi à une table basse et un immense écran de télévision. Il était connecté à une série d’enceinte et à une autre tour d’ordinateur. Elle semblait beaucoup plus neuve que celles d’en bas. Elle était transparente, silencieuse et l’on voyait parfois dans ses entrailles briller des néons vert, jaune ou rouge. Sur la petite table, il y avait une souris et un clavier sans fil, du tabac à rouler et plusieurs cendriers pleins à ras-bord. Il en avait visiblement une collection. Le lieu était un peu poussiéreux mais pas sale. Mon hôte alla ouvrir en grand l’unique fenêtre d’où l’on voyait le jardin et les bois avant de m’inviter à m’asseoir avec lui.

« Je suis désolé pour le bordel. Quand je suis concentré sur un truc, je ne pense pas à descendre pour vider les poubelles. »

« Vous en faites pas. Maintenant que je suis là, vous pouvez dire ce dont il s’agit ? »

Mon hôte semblait hésitant. Nous avions passé un si bon moment auparavant. Peut-être si disais-il que cela mettrait fin à la plus belle partie de notre rencontre. Visiblement, il hésitait encore. Je lui fis part de mon impatience en poussant légèrement mon ton :

« J’ai pris mon congé pour ça. Vous êtes très sympa, je vous en voudrais pas si c’était juste une blague. »

En disant cela, je pensais le piquer au vif. A la place, il commença par un regard légèrement désapprobateur avant faire mine de se décider. Il se leva et me dit avec une autorité toute nouvelle :

« Je reviens. Surtout, ne bougez pas. Vraiment. Quoi qu’il arrive, ne bougez pas. Je vais l’activer. »

Bien qu’il fût tout à fait cordial, je supportais mal de recevoir un ordre aussi strict de quelqu’un de deux fois plus jeune que moi. Mais je m’inclinais, du moins en apparence. L’appel de l’inconnu force le respect si j’ose dire.

« D’accord. »

Il était déjà parti. Descendu. Certainement au garage. C’était le seul endroit que je n’avais pas visité. Très vite, je m’ennuyais, et, avec une mauvaise habitude qui était la mienne, je me mis à observer de près les étagères garnis d’objets étranges. Parmi les nombreuses figurines de personnages célèbres de bande-dessinés, il y en avait une que je cru reconnaitre. C’était la même. Exactement la même. Je reconnaissais la gueule tentaculaire de la bête, son aspect d’anguille, de chèvre et d’humain, ses bras flottant dans l’ombre. Je retournais l’objet, me moquant de moi-même, me disant que j’avais rêvé de quelque monstre de dessins animés célèbre et que mon esprit malade l’avait pris pour un signe infernal. J’avais dût voir ça sur internet et l’oublier ensuite. Je tentais de lire son nom sur le socle mais il était effacé.

Un étrange bruit, comme un clapotis, me fit cesser mon inspection. Ça semblait venir de la salle du fond. On aurait dit qu’un enfant était en train de jouer dans son bain, tapotant l’eau ou lui donnant de la vitesse d’en dessous pour la faire remonter. J’appelais :

« Il y a quelqu’un ? »

Les bruits continuèrent. Pris par mon désir de connaissance, faisant fît de avertissement d’Ernest, je m’approchais, serrant la figurine entre mes doigts comme une matraque, et mis mon oreille sur la porte pour écouter. C’était comme si l’on articulait des mots sans vouloir émettre de son, comme le claquement de lèvres qui s’entrechoquaient et se laisser deviner à travers les clapotis. Il y avait quelque chose et cette chose m’appelait. J’ouvrais la porte et découvrit une salle de bain classique. Etrangement, il n’y avait rien de ce qu’on pouvait voir habituellement dans un tel endroit. Aucun produit cosmétique ou d’entretien. Ni savon, ni brosse à dent sur le lavabo. Et il planait comme une légère odeur de poil brulé.

J’aperçu enfin l’endroit d’où venait le bruit, la baignoire, pleine à ras-bord. Il y avait comme un mouvement à l’intérieur et le clapotis ne cessait pas. Toujours plus intrigué, je laissais mon arme de fortune sur le lavabo, et avançait sur le pointe de pied, pour voir d’aussi loin que possible, ce que contenait le bain.

Une main m’attrapa l’épaule et me tira brusquement en arrière :

« Mais bordel ! Je vous ai dit de ne pas bouger ! Vous avez failli vous électrocuter ! Sérieux ! Je ne veux pas un mort sur la conscience, vous m’avez fait une frayeur ! Allez venez ! Laissez-là encore un peu ! »

Ernest me força la main en dehors de la pièce. Je pensais me laisser faire seulement pour quelques instants avant d’y retourner se prévenir, mais il ferma la porte à clef devant moi.

« Je garde cette clef pour le moment. Ce n’est pas pour vous faire chier mais franchement, s’il vous plait, ne vous laissez pas bouffer par la curiosité. C’est important. Si vous m’écoutez pas, non seulement vous ne comprendrez pas, mais vous risquer beaucoup plus. Attendez-un peu. Et elle vous expliquera. »

« C’est qui elle ? »

« Et bien c’est justement pour ça que je voulais vous la montrer. Vous pourrez peut être me l’expliquer mieux que moi. Elle dit qu’elle est simplement « différente ». »

« Mais pourquoi l’appeler « elle » alors ? »

« C’est la forme qu’elle prend. Ça ne fonctionne que lorsque je la charge. On dirait une femme alors je l’ai appelé elle. »

« Vous avez connecté la baignoire à l’électricité ? »

C’était purement rhétorique. Je comprenais maintenant la violence de ses gestes mais me dit qu’il aurait pût me prévenir. Je ravalais vite ma colère en me souvenant qu’il l’avait fait.

« Donc vous envoyez du jus dans la baignoire pour charger cette « chose » ? »

« Oui. Dire « chose », c’est même trop précis. Franchement, je ne parviens pas à mettre la main sur ce qu’elle est, malgré le fait que je parle presque tous les jours avec elle. » 

« Vous avez une photo ? »

« Elle est invisible sur les photos. Mais je peux parfaitement la voir et lui parler. Elle m’a expliqué que, comme elle n’existe habituellement pas sur le même plan d’existence que nous, la photographie n’est pas capable de former ses contours. Elle dit qu’elle est au-delà de l’espace et du temps… »

Je pris mentalement une pause pour digérer les premières explications de mon hôte. Il y avait à quelques mètres de moi, dans une salle de bain fermée à clef, un être venu d’une autre dimension qui grandissait, chargé à l’aide de courant électrique, et qui prenait finalement l’apparence d’une femme. Je me mis à rire nerveusement. Cela ne plus pas du tout à mon hôte.

« Qu’est-ce qui vous fait rire ? »

Je le comprenais. S’il m’avait dit cela à distance, je lui aurais ri au nez. C’est sans doute ce qu’a fait le professeur Willstein. Je décidais de m’expliquer :

« C’est nerveux. Je comprends mieux maintenant votre hésitation. Comprenez donc ma surprise. Et comprenez aussi que je ne sois toujours pas totalement convaincu par votre histoire. »

« Je reconnais que je n’y aurais pas cru non plus. »

« Dans combien de temps est-ce que je pourrais la voir ? »

Ernest compta mentalement. Il semblait faire un calcul précis. Je lui demandais alors comment il parvenait à savoir combien de temps il fallait à la chose pour être chargée. C’est qu’il me dit alors était d’une importance capitale, mais je ne compris pas tout de suite pourquoi.

« Disons qu’elle a une façon vraiment étrange de communiquer. Du coup, je sais. »

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

« Il faut éviter d’y mettre du sien. Si l’on est trop impliqué, on est trop présent, on ne peut pas se connecter. Il faut se mettre en mode USB, vous pigez ? »

Il illustra son propos en imitant le bruit de la connexion d’une clef dans son port USB et me laissa parfaitement dubitatif. Il continua.

« Elle va mettre encore une heure environ à charger je crois. De toute façon, on le saura, elle va nous appeler. Je reviens, vite fait, cette fois, pour de vrai, bougez pas. »

J’obéis pleinement et restais là, écoutant les clapotis qui continuaient de me narguer à travers la porte. Alors que quelque chose intérieurement me criait de l’ouvrir, un petit vent frais vint de la fenêtre et me caressa le visage. Je cru que c’était quelqu’un et en sursautait. J’étais tellement concentré sur ce son étranger, ce chuchotement qui semblait perdu entre deux gouttes de pluies, que je ne faisais plus attention à rien.

Mon hôte revint avec une vieille boite à chaussure qu’il posa sur la table. Il l’ouvrait et je découvris tout un attirail d’herbes à fumer, de tabac et de feuille, de quoi faire sourciller le plus turbulent de mes élèves. Alors que je me mettais à nouveau à douter de l’intégrité mentale de mon hôte, il s’expliqua sans honte.

« Je fume qu’un peu de temps en temps. Ça se voit sur votre visage que vous n’aimez pas ça, faites pas la grimace s’il vous plait, ce n’est pas ça que je veux vous montrer. »

Il farfouilla dans la boite et en tira un petit sachet hermétique dans lequel il avait deux lentilles de couleurs différentes. Je compris alors que la couleur de ces yeux n’avait rien à voir avec la génétique. Il me tendit le paquet et me dit :

« Si j’ai pût la voir, elle dit que c’est à cause des lentilles. Normalement, je n’aurais pas dût la voir. Les couleurs paraissent légèrement différentes, vu qu’on a deux filtres différents devant les yeux. Je pense que ça doit activer, genre, un autre mode de vision du cerveau… »

Il semblait se moquait de lui-même et m’avoua immédiatement son incompétence.

« Bon, en fait, j’avoue que j’en sais rien, je ne suis pas neuroscientifique. Mais bon, avec les lentilles ça marche. Dès que j’en enlève une, c’est foutu. »

« Il faut les mettre ? »

« Vous en avez jamais porté ? »

Je répondis que non et il se chargea de me les mettre. Je penchais la tête en arrière, et, avec une précision rapide, il m’appliqua les morceaux de plastiques. Je clignais des yeux, pleurant légèrement, et cherchais du regard la différence. Ernest me dit qu’elle était presque imperceptible mais qu’apparemment cela suffisait à nous permettre d’apercevoir les contours de la chose.

La tâche fini, il se rassit dans son canapé et alluma une cigarette, comme un cuisinier qui attend que sa marmite se mette à bouillir. Je l’interrogeais à nouveau, espérant ainsi me retirer l’envie de me frotter les yeux :

« Et vous l’avez trouvé comment ? Elle est apparue dans votre baignoire ? »

Il me jugea du regard quelques secondes puis répondit :

« Je l’ai trouvé grâce au Darknet. Je ne vais pas vous dire sur quel site pour vous éviter des problèmes. Y a des trucs vraiment n’importe quoi des fois. Je ne l’ai pas trouvé exactement sur internet. Mais vous allez piger. J’aime bien les trucs rares. Vous avez vu mes figurines ? C’est toutes des collectors. Elles valent minimum 200 balles pièce. Je commande tout sur internet. Dès qu’ils prennent le Bitcoin, je me gave. »

Il prit une longue taffe de cigarette, lorgna la drogue dans sa boite à chaussure, et continua, se lâchant un peu plus qu’auparavant et retenant un peu moins son langage légèrement grossier :

« Y a de tout sur internet. Surtout sur le Dark. Vous foutez un petit logiciel à la con, TOR, et vous achetez toute la merde du monde. Y a même des gens qui vous propose de buter quelqu’un pour vous, vous imaginer le truc. Je ne fais pas ce genre de chose bien sûr, à la base moi je n’y vais que pour Silkroad, un site qui vend de la beuh, histoire d’avoir une came pas cher et de qualité. Ne me regardez pas comme ça… »

Je n’avais pas d’attitude particulière à son égard, c’est plutôt lui qui semblait en avoir une avec la sienne. Je me dis qu’il était sain qu’un homme sois conscient de ses propres vices et lui fit un sourire compréhensif pour le rassurer. Il continuait.

« Un soir, je galérais, et je suis parti en mode exploration. En franchement, comment vous dire, je ne sais pas… C’est quoi ce qu’il y a de pire pour vous ? »

Je ne savais pas exactement comment répondre à cette question. Je n’étais pas très fort lorsqu’il s’agissait de moralité, considérant le sujet comme une pente glissante et génératrice de conflit, et préférait généralement m’abstenir. Je lui répondis d’un haussement d’épaule. Et c’était la stricte vérité. C’était à lui de me dire ce qu’il y avait de pire, ce qu’il avait vu qui semblait même choquer cet homme au gout prononcé pour les choses extrême. Il me répondit en baissant la voix et en se penchant vers moi, comme si l’on avait pût l’entendre à travers l’écran de télévision qui lui servait de moniteur.

« Le trafic d’êtres humains. Je suis tombé sur un site comme ça. Franchement, c’était pas beau à voir. Y avait des types dans des cages. Tu pouvais même payer pour les voir en live, faire leurs vies, galérer dans leurs cages... Sérieux, c’est vraiment compliqué, non, franchement. Je ne pouvais pas voir ça. Juste le fait d’être allé sur le site, je culpabilisais. Franchement, je sais pas si c’était le bon choix, mais franchement je regrette pas. »

« Qu’est-ce que vous avez fait ? »

« Je me suis payé un type. »

« Vous avez acheté quelqu’un ? »

« Le site était trop bizarre. C’était des mecs destinés à des putains de sacrifices. C’était un site de vente d’objets sacrificiels, y avait tout un tas de connerie sur des rituels. C’est un truc de fou comment la pub, ça rentre partout, y avait des putains de promos sur les organes frais, laisse tomber. »

Il s’était complètement laisser aller et parlait très fort à la fin. Il se calma, alluma encore une cigarette, et repris.

« A la fin, j’ai craqué, je me suis dit qu’il fallait au moins que j’en sauve un. Du coup, j’ai masqué mon IP comme j’ai pût, et j’ai payé. »

« Ils vous l’ont envoyés ? »

Ma question me semblait stupide mais elle était légitime. Je ne connaissais vraiment rien sur ce sujet. Je m’intéressais habituellement plutôt aux habitudes des ménages ou à l’impact du pouvoir d’achat sur la natalité. De sujets banals, je passais à quelque chose qui relevait plus du cadre d’un inspecteur de police.

« Ils livrent partout. Enfin, dans presque tous les pays, je crois. Ils vous l’amènent directement en voiture, et il vous le dépose. Je ne pense pas que ce soit si compliqué. Surtout au prix que je l’ai payé. C’était écrit que le type vous serait complètement dévoué. Et il y avait même un cadeau de bienvenue, c’est dire. »

« Et c’était quoi le cadeau ? »

« Un truc pseudo satanique à la con. Je vous raconte : Je leurs ai pas donnés rendez-vous chez moi. J’ai fait ça plus loin, sur une route, à environ dix kilomètre d’ici. Ils sont venus, pile à l’heure. Deux types, des types normaux, enfin ils n’avaient pas l’air de fous dangereux, on sorti le type de la voiture. Il n’était même pas attaché ou bâillonné. Il me regardait comme un possédé et il m’appelait « maitre ». »

« De quoi devenir narcissique. »

« Ouais franchement, c’était trop bizarre. Du coup, quand les types sont partis, je lui ai dit qu’il pouvait partir. Je lui ai filé 3000 euros et je lui ai dit qu’il était libre. »

« Et alors ? »

« Il ne voulait pas partir. Il me suivait quoi que je fasse. Il portait l’argent dans ses mains. Il n’avait même pas l’air de savoir quoi en faire. C’était choquant, c’était comme un clebs. Je n’allais pas le laisser crever dehors alors je l’ai fait venir chez moi. »

« Et le cadeau ? »

« Le cadeau, c’était un pendentif avec un symbole bizarre. Une espèce de gribouillis dégueulasse, comme une tache. Je l’ai jeté. Ça me fait flipper ces conneries. »

Je pensais alors au premier symbole de la stèle, que j’avais reçu en photo. Incapable de le décrire précisément, je m’hasardais :

« Une stèle, ancienne, avec des gravures et des symboles chaotiques, ça vous dit quelque chose ? »

Il ne savait absolument pas de quoi, je parlais. Il parut surpris de ma remarque, qui n’avait rien à voir avec son sujet. Pour le coup, ce devait-être moi qui paraissais étrange. Je le relançais sur l’homme qu’il avait sauvé :

« Mais quel est le rapport avec cette chose ? »

« Et bien, je vous le disais, je l’ai ramené chez moi. Il était assis là, à votre place. Au début, il restait là, sans bouger. Il attendait mes ordres et ne se déplacer que pour exécuter une tache. Je devais carrément l’obliger à manger. On aurait dit qu’il attendait quelque chose. »

Je restais suspendu à ses lèvres. Ernest baissa les yeux une seconde avant de reprendre.

« Au bout d’une semaine, il commençait à me regarder fixement. On aurait dit qu’il me reprochait quelque chose. Au bout d’un moment, j’ai compris. Je crois…. En fait, il était tellement… Son cerveau était tellement lavé… Je crois qu’il voulait que je le sacrifie. Ça devait être pour lui un genre de déshonneur, vous captez ? On aurait dit qu’il était déjà mort dedans. Pire, il voulait crever. C’était trop. »

Je ne savais pas quoi imaginer pour la suite. Les couches successives de mystères qui s’amoncelaient dans mon cerveau commençaient à peser lourd, et mes suggestions intérieures disparaissaient sous un nuage de question.

« Et qu’est-ce que vous avez fait ? »

« Il me faisait peur, alors au bout d’un moment, j’ai appelé anonymement un hôpital psychiatrique pour l’y emmener. Normalement, je n’aime pas trop ces endroits mais là, je n’avais pas le choix. Et comme il était terriblement sale, j’ai décidé de lui faire prendre un bain. »

Nous y étions. J’allais savoir comment était apparu cette chose que j’entendais grandir dans la pièce d’à côté.

« Je l’ai laissé tout seul à l’intérieur. Je lui ai ordonné de se laver. Il l’a fait. Il pensait surement que je le lavais pour préparer un quelconque rituel. J’allais lui chercher une serviette et des habits neufs. Et quand je suis revenu, il avait totalement disparu. Pire, il n’y avait plus rien dans la salle de bain. Tous mes produits, mes serviettes, ma brosse à dent, tout avait disparu. A la place, « Elle » était là. Et elle me regardait depuis la baignoire. »

Je n’étais pas rassuré à l’idée que cette « chose » soit à l’origine d’une disparition. Devant le calme apparent de mon hôte, je décidais d’en savoir plus avant de conclure le pire. Je demandais avec un rictus inquiet.

« Elle ne l’a pas mangé quand même ? »

Ernest sembla profondément réfléchir à ma question avant d’y apporter une réponse.

« Sur le moment, j’étais paniqué. Je peux vous le dire, je lui ai même jeté la première chose que je trouvais à la figure, un vieux bouquin qui trainait par terre devant la porte. On aurait dit que l’objet disparu dès qu’il la toucha. Comme s’il s’était intégré à elle. Elle dit qu’elle est entrée en contact avec moi pour apaiser ma frayeur. Heureusement qu’elle l’a fait, je n’aurais rien compris sinon. »

« Et l’homme alors ? Il était où ? »

« Partout et nulle part. Elle dit qu’elle lui a fait grâce d’une nouvelle existence. Elle dit qu’il n’était déjà humainement plus sur terre, que c’est son rôle est d’aller chercher ceux qui doivent voyager. »

Je ne sais pas s’il le voyait mais le bout de mes doigts tremblait. Il n’y avait rien de sensé dans son récit. Comment pouvait-il être aussi serein face à une situation si explicitement inquiétante ?

« Et vous n’avez pas peur qu’elle vous fasse disparaitre aussi ? »

Avant que mon hôte ne me réponde, comme si « elle » m’avait entendu, il y eu un vrombissement assourdissant venant de la salle de bain. Mon hôte se leva en trombe.

« Je me dépêche, je vais couper le courant. »

Il descendit quatre à quatre les escaliers, se répétant de faire aussi vite que possible. Le vrombissement se mua d’abord en un court silence, puis il eut un nouveau son, strident, indescriptible cette fois, et je me bouchais les oreilles en me courbant en deux. Lorsque le bruit se calmait, j’étais atteint d’un acouphène insistant, qui semblait marteler mon cerveau comme on tambourine sur une porte pour y entrer. Puis, tandis que mon hôte remontait les marches, la porte s’entrouvrit doucement et j’entendis résonner dans mon esprit une voix erratique, presque artificielle.

« Merci d’être venu professeur Ritter. »

J’osais à peine bouger. Avant cela, je trépignais d’impatience mais maintenant que la voix m’appelait par mon nom, cela me troublait. Je restais prostré sur le canapé, et je ne l’aurais pas quitté si Ernest ne m’avait pas pris chaleureusement le bras pour m’y emmener.

« N’ayez pas peur. Venez voir, allez. Elle nous appel et la recharge va pas durer très longtemps. »

Je me levais et suivais mon hôte d’un pas lent et hésitant. Il me lança un regard confiant, et nous entrâmes ensemble dans la salle de bain. Et elle était là. Emergeant de la baignoire, je pouvais en plissant les yeux apercevoir comme des contours, comme une forme qui se dessinait sur le vide. Effectivement, les bords de la silhouette semblaient vaguement tracer une femme, même si ce n’était pas évident au premier abord. Mais ce qui me marquait, c’était ce qu’il y avait à l’intérieur des contours. Si l’on se laissait aller à y poser les yeux, alors on était envahi de malaise et l’on éprouvait l’étrange sensation de ne plus exister individuellement. J’avais l’impression de toujours l’avoir connu. D’avoir déjà vécu avec elle. Il m’apparut des images où j’allais, marchant dans d’autres mondes, arborant d’autres corps, traversant le temps et l’espace comme s’ils n’avaient jamais étés. C’était envoutant, comme la sensation d’une indéfinités d’existences se chevauchant l’une et l’autre dans une parfaite harmonie.

J’eu ainsi une courte absence qui me sembla durer une éternité jusqu’à ce qu’Ernest, d’une main ferme sur l’épaule, ne me rappel à l’ordre. Je demandais du bout des lèvres :

« Qu’est-ce que vous êtes ? »

C’était sorti tout seul. Ces mots hasardeux venaient des ultimes soubresauts de ma curiosité. Si je devais mourir ici, disparaitre dans le souffle apaisant de cet être étrange, autant satisfaire une dernière fois mon semblant de raison.

« Nous ne pouvons vous le dire. »

« Vous avez au moins un nom ? »

« Nous ne sommes pas formellement défini aussi il serait inutile de nous en donner un. Nous allons de différence en différence, nous sommes ce mouvement. Comprenez que vos modestes moyens d’expression ne vous permettent pas de nous décrire. Il est normalement impossible pour vous autre de communiquer avec nous. Ce qu’Ernest a fait avec n’a fait que de retarder mon retour. Il est anormal que nous ayons une forme. Je peux néanmoins vous dire quel est le rôle qui est le nôtre. »

« Dites-moi. »

« Nous sommes venus dans votre plan d’existence pour alimenter notre dimension. Lorsqu’un être souhaite nous rejoindre alors nous l’intégrons immédiatement. Ainsi je récolte ceux qui souhaitent franchir les barrières de leurs compréhensions. »

« D’où venez-vous ? »

« D’aucun endroit que vous pourriez connaitre ; Si vous le souhaitez, il vous suffit de me toucher et je vous montrerez ce qu’il y a au-delà de votre compréhension. »

Cette phrase me glaça le sang et je reculais en secouant la tête et les bras. Ma voix était capricieuse.

« Non, non. Je ne veux pas merci. »

« Vous n’y êtes pas obligé. Pour nous, c’est comme si vous l’aviez déjà fait. »

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »

« Rien Henry, nous parlons seulement. »

« Et qu’est-ce que vous voulez ? »

« Nous ne savons pas Henry. Qu’est-ce que vous voulez ? C’est vous qui avez voulu venir. »

Je déglutis et me tournais vers Ernest, inquiet. Je ne vis personne. Je ne comprenais pas. La porte de la salle de bain était fermée et j’étais seul avec la chose. Je pensais alors que mon hôte n’était pas celui que je croyais. Qu’il me donnait en pâture.

« Ne paniquez pas Henry. »

Je n’y croyais pas. La chose enfermée avec moi tentait de me rassurer alors que j’étais à sa merci. Je cherchais la figurine que j’avais laissé sur le lavabo plus tôt mais le la trouvait pas.

« Vous n’avez pas besoin d’arme. »

Lisait-elle dans mon esprit ou mes geste trahissaient-ils mon intention ? Je sortais mon portable, mais il ne fonctionnait plus. Un genre d’interférence ici m’empêchait de l’utiliser. Dans la panique, je tentais de fracasser la porte avec l’épaule. Je ne réussis qu’à me blesser légèrement. Je criais.

« Ernest ! Ernest ! Tout le monde sait que je suis venu te voir ! Tout le monde saura que c’est toi ! »

J’étais en larme, mais personne ne répondait, à part la chose et son étrange voix.

« Ernest ne viendra pas. Nous n’allons pas vous tuer Henry. »

La compassion apparente de ce que je voyais comme une disparition imminente acheva de fracasser ma résolution. Je me laissais tomber, dos au mur de la salle de bain. Je faisais face à la chose. Elle était belle et fascinante, mais cela m’effrayais toujours.

« Nous ne resterons pas longtemps. Votre seule chance est d’accomplir votre destinée. Ce que vous allez faire est déjà tracé. Mais combien de temps cela durera t’il avant que vous ne vouliez bien nous laisser partir ? »

Je n’y comprenais rien. J’étais perdu dans ce qu’il me restait de souvenir. Il me semblait que l’entité dévorait ma mémoire en même temps que mes sensations. Elle continuait à parler. Son ton devenait pressant, agité, nerveux.

« Dépêchez-vous ! Quelque chose a changé Henry ! Les temps sont intriqués et votre chemin peut disparaitre ! Vous le savez n’est-ce pas ? Vous êtes prévenu, n’est-ce pas ! Il faut vous conformer ! Avant qu’ils ne prennent notre place. C’est votre faute Henry. Vous ne pourrez pas l’éviter cette fois. »

On aurait dit que la chose me demandait de plonger en elle. La peur et la curiosité se mêlait. Impossible pour moi de choisir. Je me relevais et approchait lentement de la chose. Un souvenir, comme celui d’une autre existence, se mis à me parfumer l’esprit. Plus j’étais proche, et moins il me semblait que mon existence n’avait de sens. Mon libre arbitre disparaissait à mesure que je la regardais. Pourtant, j’étais freiné. Freiné par ma propre vie. Freiné par ce qu’il me restait d’esprit critique, de doutes, d’incertitude. Je craignais l’inconnu. Mon choix était fait et je fis un pas en arrière.

« Henry ! Non ! »

La forme chancela légèrement et pris alors un aspect d’une laideur toute nouvelle. L’intérieur de ses contours se mit alors à évoquer l’abysse, la mort et les ténèbres, le discontinu et l’informe, l’horrible et le tordu. La voix avait totalement changé. Elle était profonde, caverneuse, comme inspirée par un torrent d’immondice, n’évoquant que noirceur et désespoir. Elle se mit à clamer, comme l’on annonce une prophétie :

« Dans les profondeurs, ils attendent l’heure de leurs grands retour. »

Soudain, dans une synchronisation parfaite, la porte de la salle de bain s’ouvrit en grand. Ernest apparu sur le seuil. Il avait les larmes aux yeux, tenait dans sa main un marteau et me regardait fixement.

« Je suis désolé. Il faut que je passe ! »

Il sembla que sa bouche se tue d’elle-même et il abattit son marteau sur moi avec tout le poids de son corps. Je réussi à me relever et à esquiver son coup. Lui et moi étions partis pour un corps-à-corps violent. Je ne suis pas un bon combattant, mais la force de l’âge et son manque d’endurance me firent vite reprendre le dessus. Je retenais son arme et empêchait son autre main de me saisir au coup.

« C’est parfait ! Dépêchez-vous ! Ils deviennent dans l’absolu ! Ils existent enfin ! »

La voix, qui ne désemplissait pas, nous encourageait désormais à nous battre. La forme avait complètement changé et elle ressemblait maintenant à un monstre, à une horreur d’un autre temps, à un amas informe, n’évoquant que le vide et la putréfaction.

Je regardais alors Ernest droit dans les yeux. Il pleurait toujours. Il semblait désolé, comme s’il ne contrôlait pas son propre corps. Pourtant, avec force, il me mit un coup de talon dans le genou qui me fit m’effondrer. Au-dessus de moi, il semblait hésiter à me mettre un coup fatal. Je cru l’entendre dire quelque chose, entre ses lèvres crispés.

Ce court instant était tout ce qu’il me restait d’espoir, et il ne me fallut qu’une seule seconde pour m’élancer sur lui et lui faire perdre l’équilibre en direction de la baignoire. Lorsqu’il entra en contact avec la chose, son corps se mit à disparaitre comme si l’espace lui-même le tordait de douleur. Il hurlait en se faisait absorber dans les horreurs obscures de cette chose, sa voix se déformant sous l’effet des distorsions qu’il subissait.

« Elle a changée. Je ne comprends pas. Elle a changée. Sauvez-moi ! Sauvez-moi, je vous en prie ! »

Puis dans un éclat de lumière vive, il disparut, me laissant seul, dans une salle de bain vide.

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Il m’a fallu presque dix minutes avant d’oser appeler la police. Il me fallut sortir de la maison et marcher sur la route pour trouver du réseau. Le courant avait été totalement coupé par ce qui s’était passé et de nombreuses machines avaient grillés. Je suis passé rapidement au garage, pour observer l’alimentation de cette « chose ». Elle était constituée de très nombreuses batteries alimentées par des panneaux solaires sur le toit. Le tout avait environ un mois, et je remarquais comme il avait habilement percé un mince passage dans ses cloisons pour que les câbles électriques atteignent la baignoire. Mon hôte disparu avait visiblement passé beaucoup dessus. Et je ne parvenais toujours pas à comprendre ce qu’il s’était passé en haut, dans ce petit salon et cette salle de bain.

Aux autorités, je racontais la vérité. Ils ne me crurent pas le moins du monde, ni même à la disparition de mon hôte. Mon histoire finie dans un rapport de police et je ne sais pas s’il y eu des suites. Je rentrais chez moi tête basse et comptais bien ne plus jamais remettre les pieds dans l’Ain.

A mon retour, je racontais mon histoire au professeur Orlov, qui n’osa pas rire tant la mine que j’arborais étais dissuasive. C’est même lui qui me fit remarquer que je portais encore les lentilles d’Ernest. Je les retirais et les regardait, trônant dans ma main comme l’ultime preuve de ce que j’avais traversé.

Ce sera la dernière fois que je me lance dans une telle aventure et laisse un mystère m’entrainer au-delà de ma compréhension. Je crois, si je puis oser donner un semblant de morale à ce récit, qu’il est parfois plus sage de ne pas chercher à comprendre ce qui ne peut l’être.